Chapitre 9
La remise en liberté sous caution fut acceptée, ce qui fut un soulagement. Cela ne signifiait pas que les charges contre moi étaient abandonnées, bien sûr. Je faisais, dans une certaine mesure, confiance au système judiciaire, mais pas assez pour poser mes fesses dans un coin et le laisser s’occuper de tout.
J’avais retourné la question dans tous les sens : qui pouvait me détester au point de me faire coincer pour meurtre ? Un nom avait fini par remonter en haut de la liste : Dominic Castello. Il n’avait pas été très satisfait de moi le jour où j’avais chassé son démon. De plus, si Dominic était impliqué, cela justifiait le mystérieux intérêt d’Adam pour cette affaire.
À ma sortie de prison, ma priorité fut de passer chez moi me laver et me changer. Je regrettai un moment d’avoir choisi de vivre en banlieue au lieu du centre-ville, car cette petite virée allait me prendre trois heures en tout. Je me sentais cependant trop crado pour pouvoir m’en passer.
Je ne fus pas surprise de constater que ma maison avait été fouillée soigneusement par la police. Ils n’avaient visiblement pas fait d’efforts particuliers pour tout laisser en désordre – pas comme à la télévision, quand ils balaient le contenu des bibliothèques par terre pour les laisser en vrac –, mais pas mal de choses ne se trouvaient pas à leur place. J’allais devoir faire avec, parce que ce n’était pas le moment de me mettre au ménage.
Bien entendu, ils m’avaient confisqué mon Taser. En temps normal, cela ne m’aurait pas gênée. Il m’arrivait d’aller en ville avec mon Taser, mais je ne l’avais pas constamment collé à ma hanche. Là, ça me gênait, parce que ce que je m’apprêtais à faire était un chouïa stupide. J’allais rendre visite à mon grand ami Dominic.
Je n’aurais pas dû avoir besoin du Taser pour me défendre, puisqu’il n’était plus possédé. Il était toujours beaucoup plus grand que moi et, s’il pétait un câble, je serais désavantagée. Cela n’allait pas m’arrêter pour autant.
Je cherchai son adresse dans l’annuaire et, bien sûr, je la trouvai. Il avait vraiment facilité la tâche de Colère de Dieu. Il vivait dans les quartiers sud de Philly, un coin avec une importante communauté italienne. Avait-il des liens avec la mafia ? Dans ce cas, lui rendre visite était encore plus stupide de ma part.
Je pris le train puis un taxi jusqu’à chez lui. Je restai devant sa véranda pendant un moment à rassembler mon courage. Assis sur les marches de la véranda voisine, un vieil homme en maillot de corps fumait une cigarette en lorgnant toutes les femmes de moins de cinquante ans qui passaient devant chez lui. Sentant son attention se fixer sur moi, je décidai qu’il était temps que je me bouge.
Je sonnai en gardant un œil sur le bonhomme de la maison d’à côté. Il me lorgnait sans aucun doute. Tant qu’il se contentait de ça, pas de problème. Je n’étais pas habillée de façon particulièrement sexy ce jour-là, Dieu merci.
J’étais sur le point de conclure que Dominic n’était pas là quand la porte s’ouvrit. Il n’avait pas l’air content de me voir.
— Que voulez-vous ? demanda-t-il.
Ce n’était pas franchement un grondement, mais ce n’était pas beaucoup plus amical. Oh oui, ce type m’en voulait, ça se voyait.
Je m’efforçai d’avoir l’air bienveillante. Pourtant, je le fis remonter d’un cran dans ma liste de suspects.
— Je venais voir comment vous alliez. Vous étiez vraiment bouleversé l’autre jour. (Je haussai les épaules, l’air confus. Je crois.) Je n’arrête pas d’y penser. Vous n’avez pas été gâté.
Il ne sembla pas savoir quoi répondre. Son regard devint moins belliqueux et il se détendit, bien qu’encore sur ses gardes.
— Vous avez fait tout ce chemin pour prendre de mes nouvelles ? demanda-t-il.
Ah ah ! pensai-je. Comment pouvait-il savoir que le chemin avait été long pour venir le voir ? Il savait peut-être où j’habitais, puisqu’il avait dû se renseigner avant de pénétrer chez moi pour subtiliser mon Taser.
Je lui souris.
— Je viens de traverser quelques semaines assez dures. Je me suis dit que je pouvais profiter de bonnes vibrations.
Il me répondit par un vrai sourire, ce qui le rendit moins suspect à mes yeux, et ouvrit sa porte en grand.
— Vous voulez entrer prendre un café ? puisque vous êtes venue jusqu’ici.
Ouah, sympathique ! À moins qu’il essaie juste d’apaiser mes soupçons. Ou bien qu’il tente de m’attirer chez lui pour me tabasser.
— Avec plaisir, dis-je en entrant comme si je lui faisais implicitement confiance.
L’endroit était minuscule et étroit. Le rez-de-chaussée consistait en un salon, une salle à manger et une cuisine en enfilade sans porte ni séparation. Dominic faisait apparemment ses courses chez Goodwill et dans les magasins bon marché. Tout était dépareillé, y compris les quatre chaises autour de la table de la salle à manger/cuisine, et tout était un peu usé et délavé.
Il tira une chaise pour que je m’asseye – une pièce en vinyle rouge au siège barré d’une fente par laquelle le rembourrage ressortait – et, en deux pas, il fut dans la cuisine.
— Comment tenez-vous le coup ? lui demandai-je pendant qu’il s’activait pour préparer le café.
Le dos tourné, il haussa les épaules.
— Je survivrai.
Pendant que le café passait, il se retourna pour me faire face, les fesses appuyées contre le comptoir, les bras croisés sur le torse.
— Quelqu’un qui m’était proche vient juste de mourir, et ça va me prendre du temps pour m’en remettre.
Ses yeux scintillaient de larmes retenues. Je me demandais si je n’étais pas une garce insensible pour être venue là dans l’intention de l’interroger… sous prétexte d’amitié, pas moins. Mais je le considérais comme le suspect le plus probable, alors j’avançai comme un bon petit soldat.
— J’en suis désolée, Dominic, dis-je de ma voix la plus douce. Vraiment. Ce qui vous est arrivé, à votre démon et à vous, n’est pas juste. Au moins, vous avez survécu et votre cerveau est intact. Cela aurait pu être bien pire.
Il cligna des yeux pour chasser ses larmes sans me quitter des yeux.
— Vous ne savez pas vraiment de quoi vous parlez. Vous ne pouvez imaginer ce que je vis.
Non, je ne pouvais pas. Je ne pouvais imaginer ce que cela faisait de retrouver son libre arbitre et sa personnalité et d’en être affolé. Je ne comprenais tout simplement pas comment on pouvait, à la base, décider de faire une croix dessus.
Dominic s’avança et posa les mains sur le dossier de la chaise en face de moi. Les jointures de ses doigts blanchirent quand son regard croisa le mien.
— La semaine dernière encore, j’étais un héros. J’étais important dans ce monde. Je sauvais des vies qu’aucun être humain ordinaire n’aurait pu sauver. (Ses yeux brillaient d’une intensité fanatique.) Ma vie avait vraiment un sens. Maintenant, je ne suis qu’un type comme les autres.
Les mains crispées en poing, je serrai les dents. Je m’efforçai de modérer ma réponse, vraiment, mais il m’avait touchée là où ça faisait mal, en plein dans le mille.
— Ce n’est pas parce que je ne suis pas l’hôte d’un démon que ma vie n’a pas de sens ! déclarai-je. (D’accord, oublions une seconde que j’étais possédée par un démon. Je mettais encore toute ma volonté à ne pas y penser.) Ma vie a un sens à mes yeux. Pourquoi ne serait-ce pas la même chose pour vous ?
La cafetière s’arrêta en gargouillant. À la place de Dominic, je l’aurais ignorée, mais il écarta la chaise qu’il agrippait et se tourna vers la cuisine. J’avais du mal à croire qu’il allait effectivement me servir un café après ce petit échange, mais il ouvrit un placard et en sortit une paire de mugs dépareillés. Quand il tendit la main vers la cafetière, une tache rouge s’étala sur le dos de sa chemise blanche. Une tache qui grandissait sous mes yeux, dessinant une longue bande en travers de ses omoplates.
J’ouvris la bouche d’étonnement sans que Dominic, qui servait le café, s’en rende compte. Il ne remarqua mon expression que quand il posa les mugs sur la table.
— Pourquoi me regardez-vous comme ça ? me demanda-t-il, les yeux écarquillés.
Je déglutis en me demandant si la tache était réellement ce qu’elle paraissait être.
— Votre dos, murmurai-je.
À ma grande surprise, ses pommettes olivâtres rougirent. Pas le genre de réaction à laquelle je me serais attendue.
— C’est arrivé quand les gens de Colère de Dieu vous ont attaqué ? demandai-je, même si je connaissais déjà la réponse.
Il secoua la tête, son embarras s’intensifiant tandis qu’il regardait le plateau éraflé de la table au lieu de me regarder.
— Euh non, Saul, mon démon, a soigné ces blessures depuis longtemps.
J’aime bien croire que je suis une dure à cuire qui a tout vu mais, en bien des domaines, je suis une grande naïve. Je ne savais franchement pas quoi penser de ce que je voyais et je ne comprenais pas pourquoi il rougissait.
— Est-ce qu’ils vous ont encore agressé ?
Il me regarda et son expression passa de gênée à amusée.
— Vous le faites exprès ou quoi ? me demanda-t-il.
Peut-être qu’à ce moment un petit coin de mon cerveau était en train de comprendre, mais ce n’était pas un petit coin conscient.
— Pourquoi saignez-vous ?
Il cligna des yeux et éclata de rire.
— Non, vous ne faites pas semblant.
Il tira la chaise derrière laquelle il se tenait et s’assit. Il s’était défait de toute son indignation justifiée. Et de toute sa gêne, apparemment.
— Je saigne parce que mon amant a un peu trop joué du fouet.
C’était mon tour d’être gênée. Mon visage se mua en un véritable gyrophare et je plongeai les yeux dans ma tasse de café. Je n’en avais pas encore bu une gorgée et, pour le moment, la situation n’allait pas changer.
— Oh, réussis-je à marmonner en souhaitant être téléportée ailleurs dans la seconde.
— Voilà un autre inconvénient de la perte de mon démon, poursuivit Dominic. Avant, mon amant pouvait me frapper aussi fort qu’il le désirait et Saul soignait les dommages. Maintenant il faut qu’il apprenne à faire attention à ma fragile chair humaine.
Sûr, je voulais me tirer de là. Mais je devais bien admettre que j’éprouvais une certaine fascination morbide. Ce type était si différent de moi qu’il pouvait tout aussi bien appartenir à une autre espèce ! Je risquai un regard vers lui et découvris qu’il me considérait avec un mélange d’amusement et d’amertume.
— Alors vous aimez vraiment être fouetté jusqu’au sang ?
Mon estomac tenta de faire la cabriole à cette pensée. Je l’en empêchai par la simple force de ma volonté.
Dominic secoua la tête.
— Non, c’était une erreur. Cela ne se reproduira plus.
— Mais vous aimiez cela quand vous étiez possédé par votre démon et qu’il pouvait vous soigner, insistai-je.
Il secoua encore une fois la tête.
— J’aime avoir un peu mal, mais pas autant. Saul aimait les jeux hardcore. Il me protégeait de la douleur quand cela devenait trop dur pour moi. (Il esquissa un sourire triste.) Quand je me suis fait tabasser par les gens de Colère de Dieu, je n’ai rien senti. C’est Saul qui a tout pris jusqu’à ce que ça devienne insupportable, même pour lui. C’est à ce moment-là qu’il a riposté pour se défendre. Je n’aurai plus jamais ce genre de protection.
— À cause de moi.
Dominic me surprit encore.
— Non. Je sais que ce n’est pas votre faute. Si vous ne l’aviez pas fait, quelqu’un d’autre s’en serait chargé. (Son regard croisa le mien.) Ça ne veut pas dire pour autant que vous et moi serons un jour amis. J’espère ne plus jamais avoir à poser les yeux sur vous après aujourd’hui.
Cela me blessa sans que je sache pourquoi. J’écartai le mug dans lequel je n’avais pas bu et, ce faisant, je renversai un peu de café sur la table, puis je repoussai la chaise et me levai.
— C’est un sentiment partagé, lui dis-je. Vous n’êtes qu’une marionnette vicieuse, Dominic. Faites-vous aider avant d’y laisser votre peau.
Ses yeux s’embrasèrent et il se leva brusquement lui aussi. Un instant, je crus qu’il allait sauter par-dessus la table pour m’attraper, mais il se contenta de me fusiller du regard.
— Je ne vous permets pas de me juger. Vous ne savez rien de moi.
— Je sais que votre amant vous fouette jusqu’au sang ! Et je sais que, s’il a apprécié de le faire jusqu’ici, il continuera à apprécier, même si ce n’est pas votre cas. Il faut que vous vous sortiez de là.
— Non, c’est vous qui allez sortir d’ici, mademoiselle Kingsley. Sortez de chez moi !
Je réussis à la fermer, mais c’était limite. Si son amant avait aimé lui lacérer le dos quand son démon était capable de le soigner, cela voulait dire que c’était un vrai sadique. Combien de temps se satisferait-il de plaisirs sadiques que Dominic ne pouvait plus que tolérer aujourd’hui ?
Je ne connaissais pas ce type, et je n’avais pas beaucoup de raisons de l’aimer. Pourtant, je voulais sincèrement lui venir en aide. Sans doute parce que je me sentais responsable du fait qu’il se retrouve en danger.
Il me suivit jusqu’à la porte, apparemment pour avoir le plaisir de me la claquer au nez.
Je me tournai vers lui avant de sortir.
— Dites à Adam que, s’il vous fait du mal, je le pourchasserai personnellement pour l’exorciser.
J’espérais peut-être qu’il me dise qu’Adam n’était pas le malade qui lui avait infligé pareil traitement. Pas de bol. Il me poussa et ferma sèchement la porte dans mon dos.